Peinture dystopique
Il prendra un envol qui ne lui appartiendra déjà plus. Il grandira, mais lors de sa puberté, il sera jeté sur le pont encore immature. On ne lui laissera pas le temps de grandir. Il pourrait saisir les choses par lui-même, au rythme de son cœur, mais le temps pressera. Il devra ingurgiter pour être prêt très tôt à s’autoconsommer.
Ses vecteurs de croissance, instincts de possession, de domination et de reproduction, seront redirigés vers un lieu de culte ubique dont il sera, à son insu, l’objet sacrificiel. Si par hasard il pouvait en prendre conscience, il n’aurait plus la force de partir et, las de ce désespoir, s’engouffrerait dans le tunnel du fatalisme. À sa crise d’adolescence, hyper sensibilisé et sans anticorps, il voudra changer de sexe en croyant résoudre ses multiples crises existentielles ; le début d’une longue série de transformations. L’idéal serait qu’il le fasse à haute fréquence, car à chaque mutation, l’économie fonctionnerait à plein rendement : opération, amputation, transformation, rééducation, médication, mais aussi nouvelle penderie, nouveau régime, nouveau style de vie, nouvelle décoration et nouveau couple avec, pour accomplissement ultime de ce nouveau moi, un nouvel enfant qui prendra la relève, car bientôt son parent ne sera plus là pour le regarder dans les yeux. En fait, un nouveau-né pour chaque changement de sexe, juste avant le divorce suivi de la prochaine transformation. Une procédure rodée et qui, avec l’allongement de l’espérance de vie ou de sa désespérance, augmentera le rendement économique par être humain.
Autrefois les démocraties étaient institutionalisées sur le principe de la séparation des Pouvoirs. Mais avec une rigueur toute bureaucratique, ceux-ci auront été fusionnés tout en gardant cet aspect triptyque, ultime chimère d’une organisation politique qui se perd en conjonctures, de quoi occuper les esprits pour l’éternité, alors que le vrai pouvoir unique et totalisant, lui, s’exerce dans l’anonymat. Si le sens de la vie de tout un chacun est celui de la tristesse et de la désolation, celui des élus est celui de l’absolu d’une jouissance sadique et voyeuriste, car quoi de plus jouissif en effet que de reluquer le malheur d’autrui.
Un rêve économique en devenir
Je regarde mes pieds. Je ne vois rien. Alors je pense, j’imagine et regarde l’horizon, celui qui m’enlève de ce présent assourdissant. Autrefois, certains hommes étaient sacrifiés et, pour ce faire, étaient engraissés et accompagnés de jeunes vierges pour un instant de jouissance, véritable transcendance par l’inauguration de l’hymen, précédant l’ouverture pectorale pour d’offrandes boyaux, préfigurant ainsi nos tartares contemporains, dignes d’un art culinaire rougeoyant et parsemé d’épices.
Cette échéance ultime a été reportée. Quant au menu et au bonheur de la chair, ils se sont transmutés en nous, au travers de ces multiples changements de personnalité, de sexe et de couleur. Un jour le bleu, un autre le vert… quelle était ma couleur préférée à mes six ans ? Je ne m’en souviens plus ; tant de fois j’ai changé. Au gré des couleurs, les idées n’ont plus d’absolu et je n’ai plus de repère. Ma vie est un perpétuel changement. Mon corps et mon âme sont couverts de cicatrices et l’économie m’offre tous les pansements nécessaires à ma survie plus que centenaire. Car ce qui devait être ma vie est en fait une survie, une existence sous perfusion.
Nous serons tous les victimes d’un inconnu, car ne sachant identifier la source de nos souffrances, causes de notre désespoir, et, comme le seront également nos parents biologiques, il y aura confusion et nous finirons par les maudire, eux aussi, de nous avoir conçus. Nous serons orphelins d’un coupable et notre vie consistera à demander réparation, plainte en suspens, rente viagère pour cette économie anthropophage. Cet acte sans issue nous maintiendra en vie, celle d’un zombie au supermarché, remake sans caméra ni acteurs, qui sera tatoué de logos, mais sans philosophie, suprême usurpation lexicale.
J’ai cent vingt ans et je dois mourir. Enfin libéré de mes chaînes.