La Seconde Guerre mondiale, exceptionnelle par son intensité et son onde de choc, empreint encore notre temps de ses stigmates, tourmentant ses héritiers qui n’ont eu comme témoins que les paroles de survivants et la mélancolie des morts. Au-delà d’une comptabilité morbide, nous cherchons encore, après tant de silences et de secrets de famille, un sens à cette blessure humaine qui nous hante comme un esprit malin, que nous ne pouvons ni dompter ni exorciser.

A chaque front, à chaque blessure, nous faisons face aux questionnements et velléités à vouloir saisir cet instant monstrueux de notre histoire d’Homos sapiens, qualificatif quelque peu ironique, mais qui, un instant du haut de ses millénaires, trahit son être.

Si le racisme est de nommer l’autre sans son accord envers et contre lui, l’ignorance est bel et bien ce qui nous guette quand nous nous définissons comme espèce. La mort est une tragédie individuelle, des dizaines de millions en sont d’autant plus une vague qui brouille notre sens commun, notre intelligence, et pourquoi pas notre « sapientalité ».

Pour changer d’éclairage, donner au lecteur une vision autre, voici recentré un point de vue de ce continent pangéen, le continent eurasien. Je propose une symphonie dramatique en trois temps : trois batailles décisives, non seulement dans leur localité et leur temps, mais aussi dans leur souffle géostratégique. Une symphonie revisitant nos préjugés où le lecteur se dispensera donc de lunettes grossissante, car je n’ai nulle intention de les ausculter, les historiens s’en sont déjà chargés.

La première bataille se passe loin de l’épicentre du théâtre européen. Le lieu qui lui sert de nom est Khalkhin Gol, à l’extrême est de la Mongolie. La Seconde Guerre mondiale n’a toujours pas commencé, mais déjà le bruit des bottes et des chars s’est fait entendre. Du 11 mai au 16 septembre 1939, ce pudique incident de frontière qui verra s’opposer 57 000 Soviétiques et 30 000 Japonais, se soldera par une victoire russe. Ce fut non seulement l’opposition de deux armées, mais également de deux visions militaires, dont témoignera la victoire, certes balbutiante, mais décisive des Soviétiques, concrétisant ainsi la refonte d’une doctrine, celle de l’opération en profondeur.
La conséquence géostratégique fut de taille : le Japon, par cette défaite, réorienta son agressivité vers le sud, soulageant le front est de l’Union soviétique, lui libérant ainsi des moyens miliaires mobilisés pour le chaudron du front Ouest.

Il serait plus aisé de nommer la deuxième bataille, celle des superlatifs, par son nom opérationnel : l’opération Bagration, nom du général géorgien mort en septembre 1812 lors de la campagne de Russie. Succession de batailles, qui eurent lieu du 22 juin au 19 août 1944, avec comme théâtre principal la Biélorussie, pointant jusqu’à Riga et Varsovie. Non que celle-ci fut le tournant de la guerre ; la contre-attaque de Moscou, la défaite de Stalingrad ou la bataille de Koursk étant, à postériori, des points de non-retour du conflit. Mais, et c’est toute la différence, cette opération de grande envergure fut, à tempo, le résultat d’une volonté planifiée, délibérée et conscientisée au moment même du déroulement des opérations, de mettre à genoux l’agresseur.
Même si les Russes, surpris par leur rapidité, durent improviser et connurent un contrecoup à l’extrême expansion de leur avancée, ils surprirent et vainquirent le groupe d’armée Centre de la Wehrmacht en deux mois et emprisonnèrent le groupe d’armée Nord dans la poche du Courlande. Trois millions d’hommes se battirent durant l’été 1944 laissant des centaines de milliers de morts et de blessés derrière eux. Tant par son intensité que par son ampleur, cette bataille fut la plus démesurée, sonnant le glas de toute lueur d’espoir au Reich, ne lui laissant finalement que le cerveau reptilien comme chance de survie.
Cette opération ne fut pas isolée puisqu’elle suivit seize jours plus tard le débarquement en Normandie, fruit d’une fragile alliance de raison que les Alliés avaient de concert orchestrée. Si le soutien logistique des Américains fut précieux, permettant une mécanisation à outrance de cette poussée vers l’ouest, le prix du sang et l’art opératif furent russes et soviétiques. D’ailleurs, à la vue d’une telle débâcle militaire qui vit les armées soviétiques aux portes du Reich, l’attentat échoué du 20 juillet 1944 contre le dictateur n’en fut pas moins fortuit.

Le troisième acte, qui vint clore cette fissure historique, eut lieu en Mandchourie, de nouveau aux portes du Japon, du 9 août au 2 septembre 1945, où près de 3 millions de soldats s’affrontèrent avec l’acharnement d’un final tragique au son des tambours et des timbales. L’armée japonaise du Guandong fut terrassée par une armée soviétique au fait de son art opératif. La première bombe atomisa Hiroshima le 6 août et Nagasaki fut pulvérisée le 9, peu après le déclenchement des opérations. Mais c’est le conflit terrestre et la sourde défaite de l’armée japonaise, qui décida finalement le gouvernement japonais à une reddition sans condition auprès des Américains. La survie du système impérial eut été en effet compromise par une occupation soviétique dont le peuple avait perdu près de 30 millions d’âmes.

Si l’été est la période de lumière, de chaleur, de repos et aussi de cohue des lieux sacrés, il est aussi le temps de la guerre d’autrefois convenue en période propice pour manœuvrer les armées. Si la Seconde Guerre mondiale fut un interminable conflit où les quatre saisons y furent maculées de batailles autant épiques que sales, meurtrières et malodorantes, c’est en période estivale que nos trois temps se jouèrent. Une saison pour trois batailles décisives, symphonie mortuaire, dont l’ouverture commença en Mongolie, suivie par un deuxième mouvement en Biélorussie, le final s’étant déroulé en Mandchourie.

Par cette humble contribution, j’aimerais me référer à trois œuvres magistrales, qui, à postériori, font corps dans cet interminable drame. Dmitri Chostakovitch, authentique patriote, composa en effet trois symphonies en période de guerre. La septième en 1941, symbole de la Résistance, la très sombre huitième en 1943 criant souffrance et désespoir, et la neuvième qui devait être triomphale, mais qui tourna en dérision la victoire usurpée par le dictateur.
Loin des cartes, de la logistique et des chars d’assaut, proche du peuple et de son indicible souffrance, Chostakovitch aura su, avec ce même tempo, colorer les événements en profondeur, rappelant à sa manière que la musique est immortelle.

Epilogue

Les deux armées américaines et soviétiques se font dorénavant face, sur les deux fronts opposés de l’Eurasie. Les États-Unis sanctuarisés par deux océans subirent des pertes bien moindres que celles de leur nouvel ennemi. Sur le terrain, les Soviétiques sont devenus la première puissance d’après-guerre, maîtrisant un art opératif à son sommet, mais suffoquant d’une saignée démographique sans précédent.

L’heure est venue à la reconstruction et à la terreur froide.