Une entrée chez Don Camillo
La grande bouffe comme plat de résistance
Titanic : dans le sens du vent
Et de conclure ?
Uchronie historique : le faut pléonasme
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Une entrée chez Don Camillo
Si l’auteur eut comme intention de tourner en dérision les oppositions politiques d’après-guerre, cristallisant ainsi une guerre froide qui aura duré près d’un demi-siècle, il n’en exprime pas moins, parcimonieusement, une tension entre l’opposition de forme et une transcendance des valeurs. Nos deux héros, Don Camillo et Peppone, tantôt spirituels, tantôt temporels et qui au fond s’apprécient, se respectent, sont conscients des enjeux politiques. Ils s’écartent d’un principe de réalité qui d’une manière sensible et dramatique surpasse les querelles incessantes, infirmant implicitement ces tensions et leurs origines idéologiques. Des scènes marquantes unifient tant les personnages et les spectateurs que les deux chefs dirigent et initient par leur charisme et leur réalisme. L’enterrement de la vieille institutrice, ciment d’une société encore marquée par les traditions, lève le voile sur une déconcertante vérité : la transmission de la connaissance à travers les générations demeure la première des richesses d’une communauté, tant dans son axe hiérarchique que dans sa mythologique genèse. Nous ne connaissons pas l’heure, mais nous savons que la connaissance est première dans les prémices de notre « sapientalité ». Lors des funérailles (épisode « Don Camillo Monseigneur ») le drapeau monarchique, symbole d’un conservatisme historique, nous rappelle que cette connaissance n’est pas le fruit d’un accord démocratique, paradoxe sociopolitique des sociétés politiquement libres. Justement, l’homme devient libre et conscient de ses devoirs entre autres par cette connaissance et, grâce à cette perche tendue, il peut se hisser et convenir d’une architecture démocratique lui offrant des devoirs, une sécurité ainsi qu’un libre choix de ses actes et de leurs conséquences.
La grande bouffe comme plat de résistance
Tout commence avec légèreté. Cette flûte nous caressant les oreilles ironise le paradoxe d’une cène crasse à laquelle est convié le spectateur. La surprise en sera d’autant plus grande. La vérité est scandale et c’est sans ambages que sons et images nous narguent d’un excès de tout, mais qui, sous le joug d’une loi impie, se fait au détriment de l’autre comme altérité. Critique d’une aliénation de l’homme, ce repas final nous tend un miroir qui n’existe pas : celui nous montrant la raie du vrai côté. En somme, cette œuvre est d’une manière subjective le croquis autobiographique du voyeur, spectateur qui ne perd décidément rien pour attendre. Alors accepte qui peut cette bifle, mot-valise d’avant-garde, réitération très alambiquée de la joue droite tendue…
Ce film est aussi un avertissement qui réveille le chant des sirènes qui nous auront vite endormis sur ce bateau aux mille et une nuits, trente ans seulement après des dizaines de millions de morts, en nous en servant quatre de plus au palmarès ; comptabilité de bas de page manifestant une inutilité rageante.
Le spectateur s’en sort groggy, mais vivant. Puis il retrouve peu à peu sa vie quotidienne morne et insipide, loin des excès, et trituré par cette question : pourquoi ? Pourquoi tant de haine ? Non assurément, pourquoi un tel suicide collectif de gens bien, à qui la vie paraissait tant sourire. Le conditionnel tracasse puisque le spectateur, ô victime d’un monde injuste, ne possède pas le tantième de ces bourgeois décadents. Est-ce là le destin qu’attend notre voyeur, vicieux, caché derrière tant de concessions d’une fatigue accumulée, d’une vie votive d’un artefact, celui d’une ascension sociale dont nous rêvons tous ? Ces questions nous hantent. Une mise à jour du formatage est donc nécessaire, ce qui prend du temps, absorbant une énergie folle, telle un chant glorieux maintes fois rêvé, mais si piégeux. La brutalité est d’autant plus marquante qu’elle ne verse pas de sang, mort invisible et désarmée, elle nous désarme à son tour. Nous avons tous faim et soif de liberté, mais de quoi s’agit-il vraiment ? Voilà une réponse qui nous met en garde sur une trajectoire sans fin, qui mène à la mort par les odeurs et dans la vase. Au fond, d’aucuns n’auraient pensé qu’un traité scatologique eût si bien raconté une telle mise en garde. Dont acte.
Titanic : dans le sens du vent
Au-delà d’une recette mondialisée, d’une technologie au service d’une virtuosité cinématographique et d’un casting de rêve, faisant vibrer cœurs et âmes pour faire suite au cheminement languissant d’une caravane anonyme, une lecture sociologique s’impose, pour une remise en bonne et due place de toutes ces émotions. L’histoire de cette femme en devenir, somme toute touchante, est celle d’une demoiselle appartenant à une classe dirigeante imperméable à toute ascension d’outre classe. Et comme son cœur la poussait à l’inacceptable, de rejoindre dans un superlatif feint les eaux glaciales du Grand Nord, ce sont les événements et sa jeune personne qui régleront cette affaire promptement.
Mademoiselle souffre d’un mariage arrangé pour des raisons bassement pécuniaires dictées par sa mère qui, il est vrai, manque de psychologie… Notre histoire commence avec la victime d’un monde cruel ; nous sommes en 1912 et le vaisseau vogue vers les États-Unis. Afin de rester pure de toute souillure, notre héroïne se doit de partir, mais ô miracle, un artiste, peintre en bâtiment à ses heures pleines, passait par là, homme inspiré qui par fortune gagna les clefs d’un paradis, mais dont le destin décidément en sa défaveur le fera chavirer.
L’histoire est d’une infinie platitude qui relierait les extrémités de notre Univers. Mais là n’est pas notre propos, c’était une introduction.
C’est dans les bas-fonds que notre héroïne découvre la vraie vie, comme si en passant, pauvreté et simplicité étaient gages d’authenticité. Mais au diable les principes, l’histoire nous guide : mademoiselle doit apprendre et tout ce nouveau monde qui pointe à l’horizon, ces ressources humaines dirions-nous aujourd’hui, lui est présenté pour compléter la formation de notre jeune apprentie. En retour, notre héroïne ne manque pas d’introduire notre bad boy, à qui il ne manque que l’accent italien, à cette oasis festive où l’acte rebelle est de manger avec les doigts, sujet dont le pauvre ne saurait s’affranchir. J’ai par ailleurs attendu avec fébrilité ce moment intense où dames du monde, par tradition, après avoir contemplé leur chevalier, couraient trépidantes et gauchement sur le gazon labouré par les chevaux, pour remettre à leur place ces mottes éjectées, qui dévêtaient ainsi la terre de sa féminité de toute part, vivant ainsi en leur sein une jouissance à vouloir cacher ce terrain-là qu’elles ne pouvaient concurrencer. Mais ce bateau n’était assurément pas assez grand…
L’entrée en scène du vilain, à qui était promise l’agnelle, nous promet un beau combat de coqs, sublime plaisir voyeuriste des arènes cinématographiques. La tension monte et notre jeune femme choisit son camp, celui de l’amour. Notre peintre prend de l’assurance et c’est lors d’une nuit étoilée qu’il manifeste ostensiblement cette envie de couronne au grand bonheur de sa jeune maîtresse, qui forcément s’y voit reine. La suite, nous la connaissons tous. Le bateau, l’iceberg et les sacrifices humains.
Un saut dans le temps et nous nous retrouvons subitement en loge privée, faite d’une maigre planche flottante, malencontreusement trop petite pour deux personnes, sorte de projection sociologique en situation extrême, sauvant ainsi la jeune oie d’un gavage glacé. Le damoiseau, c’est entendu, cède sa place. Son couronnement aura été éphémère. Et c’est à cet instant que le conditionnel émerge comme une histoire parallèle, faisant dérailler le train d’un drame connu d’avance, non celui du bateau, mais de nos deux tourtereaux. Pourquoi ce maigre copeau alors qu’un débris à taille plus humaine aurait pu sauver notre couple royal d’une mort certaine ? Caprices d’un bateau dont la sélection naturelle n’a cure des sentiments ; le destin s’obstina. Imaginez donc, un gueux illettré et une fille du monde dans les jupes d’une mère comptable. La suite lénifiante d’une histoire qui aurait conduit au divorce et à la ruine… L’ultime sacrifice social se fera dans le cynisme le plus pervers par le chantage émotionnel, sublimation d’un épisode tragique qui se transformera en quête onirique d’une femme, à qui la ressource humaine lui servira de strapontin pour une longue vie, sauvant au passage, non pas une amourette juvénile, mais une classe dirigeante qui puise sans retenu dans la dépouille des fangeux, pour se nourrir d’une vitalité presque éternelle. Car notre jeunette devenue femme a vécu fort longtemps et l’argent, fruit d’une grossesse platonicienne et sacrificielle, ne lui fit point défaut. Madame a réussi, tant mieux pour elle !
La tromperie est le ferment de ce drame où la valeur marchande se propage à la race humaine comme depuis la nuit des temps. Alors que nous luttons contre cette ignominie, l’image et le son nous distraient sans scrupule vers une fatalité qui se veut millénariste. Nous croyions le sacrifice humain désuet, appartenant à un passé sombre et décadent, et le voilà qui refait surface dans une lutte de classe veine et illégitime !
Et de conclure ?
Aucune de ces trois œuvres n’est pionnière dans son registre, mais elles contrastent quant à leurs valeurs, leurs idées et leur médiatisation. Elles se suivent dans le temps marquant leur époque, dessinant ainsi la trajectoire d’une société qui bouge, évolue et dont certaines valeurs si durement acquises sont implicitement, mais efficacement minées.
La première histoire montre au grand jour tant le mensonge que la vérité, les défaillances des uns et des autres, qui dans un rapport conflictuel donne cette impression de déjà-vu, à savoir le nôtre. L’idée de point de vue est condensée dans ces histoires picaresques faites de joutes verbales et d’aventures avec un deuxième degré qui stimule l’imaginaire, où cette guerre entre clochers cultive le ferment de ces Actes dont la somme pourrait se résumer en tribulations d’après-guerre. Le paradoxe feint est cette cohabitation entre ce que l’œuvre montre et résonne littéralement, et l’imaginaire que le spectateur peut y cultiver : les deux en fait se complètent. Point de concurrence et, partant, accord entre forme et fond. Le scénario jouant cartes sur table, le spectateur n’est pas dupé et peut, se faisant, en tirer le fruit qu’il désire.
Par son avertissement, mais fidèle sur le fond, la deuxième garde cette forme triviale en la poussant à l’extrême comme ces passages bibliques qui outrepassent notre entendement. Nous assistons à une descente aux enfers, lyrique et moribonde, trahissant les espoirs de tous, rejetons orphelins de cette société sophiste et vulgaire. Son caractère extrême révèle non seulement une pratique ancestrale qui appartenait à ceux d’en haut, mais aussi une nouvelle normalité, coupée du passé, qui s’impose et oint le peuple de son parfum suffoquant.
Notre troisième luronne quant à elle ne se prive d’aucun scrupule : elle narre subconsciemment le défilé historique d’une classe qui vit au travers des âges, détachée des affres si ce n’est celles de perdre ce qu’elle possède. Le sophisme en est la règle et la dissimulation son médium. Ce parfum aristocrate encense ces fruits étranges que l’on voit suspendus çà et là, nous dissuadant de toute révolte. Elle parcoure le monde où le soleil ne cesse de se lever, enivrant corps et âmes, par ces lanternes qui nous pressent dans les coins les plus reculés, pour y rester à jamais. Mais est-ce vraiment la fin ?
Uchronie historique : le faut pléonasme
Le jeune peintre, glacé par l’eau, accroché au radeau-sauveur et à la jupe de sa faussement promise, rumine, lui qui n’est pas sensé penser, ni jouer avec les concepts. C’est alors qu’il se pose à haute voix la question des plus légitimes mais tant iconoclaste : « Pourquoi moi ? Pourquoi devrais-je disparaître ? Au nom de quel dieu devrais-je être sacrifié ? » Et s’ensuit l’impensable : regardant la jeune princesse, il mobilise ses forces, la saisit par l’épaule et lui dit : « Je raconterai ton courage et glorifierai ton dieu, mais pour cela tu dois céder ta place pour que je puisse accomplir ma mission ». Entendant ces mots insolents et impropres d’un fangeux, le croyant donc possédé par le diable, la jeune agnelle lui demande la raison d’un tel retournement de situation, elle qui tient tant à la vie ! Et le jeune garçon de répondre : « Car dans l’adversité, l’isolement et le froid j’ai acquis la connaissance, celle de tes ancêtres qui règnent sur la Terre ». La princesse, outrée, fait savoir au manant qu’elle aurait dû finalement épouser l’arrangement de sa comptable de mère. Sur ces mots notre Triton saisit la demoiselle et la tire par-dessus-bord, la plongeant dans l’eau où lui, homme de basse souche, se glace de crédulité. Comme elle ne sait point nager, elle coule comme une cruche et le manant, galvanisé par ses nouveaux pouvoirs, se met à nager, appuyé sur ce radeau si injuste, vers un bateau de sauvetage, illuminé au loin par une torche, recherchant âme qui vive. L’histoire se termine bien, car révélé par sa conscience, notre ex peintre fit de son bonheur fortune, en oubliant dans les abysses de la pauvreté la sirène qui ne savait point nager.
Le miroir de cette histoire très officielle révèle tant sa niaiserie que son iniquité. Il fait de la justice un outil arbitraire dont le sens de la lecture appartient à celui qui, du haut de son perchoir, décide du bien et du mal et des ressentiments que l’écart entre nos deux opposés peut bien éveiller. Demeure persistant le sacrifice humain, aboutissement de la servitude, déshumanisant par sophisme velouté, une personne, un individu, dont le seul crime est d’avoir été là, présent et acteur involontaire d’une scène, et qui pour cette raison se doit de payer au comptant cette responsabilité existentielle : je réalise la probabilité de ma présence, j’en deviens donc le débiteur. Sachant que le superstitieux est l’attribution d’une volonté à l’origine d’un événement alors que ce dernier est le produit du hasard, cette escroquerie intellectuelle permet cette pirouette pour y faire réintroduire la superstition, que l’on pensait définitivement vaporisée par la raison, via une bobinette d’où la prédation ne demande qu’à faire choir.
Par ces trois histoires nous avons parcouru l’entendement et le cynisme pour en arriver là, dans ces marécages obscurs de la servitude, nous menant droit dans ce cloaque sociétal où nous vivons heureux et odorants. Alors, bas les masques !
Auteur: Jean-Marc Pauli