En 1212, entre la quatrième et la cinquième croisade, venus de nulle part, se formèrent des cortèges de pauvres et d’enfants en Allemagne et en France qui tous, sensibles à l’appel lointain d’une Rome antique, se voulaient sauveurs d’une Jérusalem occupée par une communauté infidèle. Malgré leur popularité soudaine mêlant attendrissement, apitoiement et feints soulagements, irrigant comme un fluide une Europe exsangue, ils ne purent survivre à leur pouvoir d’attraction. Ces longues marchent s’évaporèrent sur leurs chemins pour finir diluées dans les contrées du sud de l’Europe, telles des saumons remontant les cours d’eaux, de rivières en ruisseaux, finissant noyés par la fatigue sous les sarcasmes des autres poissons.

Les années passèrent, les témoignages oculaires disparurent pour faire place au mythe des croisades populaires peuplées d’enfants inspirés par la mission divine d’une libération de la lointaine Jérusalem. Le mythe à son tour se fit brume dans nos mémoires, qui pendant des siècles furent brouillées par d’innombrables récits et légendes peuplant nos raisons de divinités conteuses et racoleuses.

Huit siècles passèrent, lorsque du fond des âges, sur une île en bordure du continent eurasien naquit une enfant, qui à l’âge de neuf printemps et à la suite de visions et de signes, avertit ses parents sur l’imminence de la nouvelle apocalypse : le temps était désormais au repenti. Ne se nourrissant que du fruit de la terre et des arbres, elle convertit ses parents.
D’autres enfants se mirent à la suivre dans son pays, puis partout dans les nations. Ils étaient là, visibles de tous criant cette fin du monde que nous ne voulions voir. Puis vint le sermon sur la montagne à l’assemblée des Nations où les rois se réunissaient. Elle tint un discours de crainte et de repenti ou peut-être de regret, fruits de ses visions dont elle avait la mission sacrée de transmettre au monde. Ses larmes de prophétesse suintaient le long de son visage joufflu et la tristesse accablât l’assemblée. Elle, à qui les adultes avaient volé la vie, se révolta en chassant vocalement les marchands de cette Assemblée sans scrupule.

Perle perdue dans son château fort, dotée d’un pouvoir surnaturel, non de celui qui transforme l’eau en vin ou le plomb en or, ni celui qui permet de ressusciter d’entre les morts, mais celui de devin, dont la lumière se focalise sur une fin du monde imminente, fruit pourri de notre immoralité et notre irresponsabilité. Nous souillons notre Jardin d’Eden, du moins celui occupé par les descendants d’Akhenaton, laissant pour compte ceux qui, par leur naissance ou leur condition, ne peuvent fouler cette Terre sainte. Ceux-là, fangeux, tant s’en faut, ne font partie de ce monde mais sont aussi promis à leur extinction.

L’opportunisme d’une sainte école buissonnière, enfants accompagnés d’anciens révoltés post-soixante-huitards, adulescents réglant la circulation des milles lieux qui conduisent nos jeunes au cénacle des Nations, forme une belle histoire de mouvements et d’émotivité. Un narcissisme, commune démesure de notre défilé, racontant l’histoire en l’absence totale de nuance, punissant toute question. Car en vouloir questionner, voire contredire la légitimité et le bien-fondé de ce flux narcissique, est faire montre d’une absence totale d’empathie. Quelle lâcheté, quelle traitrise que de vouloir barrer la route de ces innocents ! Qui oserait élever la voix sur ce nouveau Christ, jeune, femelle, innocente et malade, comme si, par miracle, ces attributs-là étaient gages d’authenticité…

Mais le parallèle de s’arrête pas à cette porte. Depuis le fond des âges, Ramsès, roi du Nil et de son peuple, régule le sort du monde par la montée des eaux. Le peuple enthousiaste attend avec ferveur la crue nourricière et les signes sans équivoque de sa main qui opère la montée des eaux annonçant ainsi le renouvellement du cycle. Mais cette crue-là pourrait s’avérer cataclysmique et l’arche salvateur trop étroit pour ce peuple maudit que nous sommes devenus. Et par effroi nous réalisons combien nous manque ce Ramsès-là qui, par l’abaissement son bras, aurait opéré une décrue salvatrice, nous épargnant tant de malheurs. Mais il s’en est parti, nous laissant adulescents orphelins et libre d’exécuter notre œuvre à notre image, celle d’un désir inassouvi.

À l’aide d’un saut temporel et d’un syncrétisme décomplexé, les ouailles de notre temps accomplissent sans vergogne sous la conduite d’un chef d’orchestre, bras croisés et satisfait, un cortège lugubre. Avenir inéluctable, si nous, adultes aveugles aux cris et larmes désespérés, n’entreprenons rien pour éviter cette eschatologie.

Que nous reste-t-il ? Parole censurée, nuance étouffée, hystérie orthonormée, l’utilisation d’une adolescente joufflue aux habits trop amples rend la critique ardue dans ce monde d’images où leurs successions ressemblent à une bande-dessinée : chaque son de cloche avertit du changement de page. Ses défenseurs obtiennent de facto une récompense émotionnelle. Ils saisissent non sans opportunisme un verbiage victimaire, gravant de manière indélébile cette dichotomie puissante, punissant de crime contre émotion toute zone grise que notre future pourrait à conserver dans le musée des horreurs car obsolète : la nuance, pourtant nécessaire au passage à l’âge adulte. Son absence maintien dans l’adolescence des êtres infectés par ce virus infantilisant qui s’exprime indépendamment de son hôte, par cette sociologie du tatouage mental indélébile et visible par ses actes, gravant dans la pierre un engagement viager, rendant la conversion quasi irréversible et l’âge adulte utopique.

Les anciens ne connaissaient pas notre raison, celle des Lumières permettant distinguo entre superstitieux et probable, entre surnaturel et hasard, mais, tout comme ces gens qui envoyèrent une lettre de remerciement au gorille qui avaient rendu à sa mère l’enfant tombé dans la fosse, ceux-là prennent à la lettre tout expression prophétique au contraire des anciens qui, pied à terre, prirent du recul et démystifièrent le flux croisé. Nous voilà devant ce paradoxe historique où les esprits des forêts devinrent fantômes climatiques, la constante étant l’Homme dans son irrésistible besoin animiste.

Auteur: Jean-Marc Pauli