Plan :
- Contexte tendu
- Le réseau témoin
- Miroir de nos pêchés
- La guerre des deux rois
- La prise de conscience
- La clef d’une révolution
- Le deuxième Trône de fer
- Une rencontre éludée ?
- Un final contemporain
Contexte tendu
À force de guerroyer et de comploter, la démographie « westerosienne » est sur le déclin. À cela s’ajoute une densité de soldats, population non productive, à son apogée, qui plus est, en attente de l’arrivée d’une armée supplémentaire de mercenaires que l’île devra nourrir et loger, tout cela sur un continent où le rendement de la terre ira en diminuant par un hiver long, vigoureux et envahissant. Densité, tarissement des récoltes et tension démographique forment le cocktail explosif suite auquel les survivants devront s’adapter ou trépasser. La lutte aveugle pour le pouvoir et la survie résulte d’organismes tant corporels que sociaux sur l’extrême défensive, les choix devenant cornéliens, irréversibles, cristallisant ainsi une apothéose inéluctable.
Deux esprits s’opposent à l’aune de cette rupture. Les conservateurs qui, même témoins de l’improbable, n’ont de cesse de vouloir maintenir l’ordre établi dont ils sont évidemment pleinement bénéficiaires. Ils expriment par la raideur de leur nuque une apathie quasi existentielle. Westeros est ce qu’ils croyaient qu’elle fût depuis toujours. Cersei, reine d’un tombeau infantile, mère sans nom, car survivante de tous ses rejetons et dont la venue de l’ultime enfant est tout aussi improbable que ne l’était celle des dragons, joue à merveille ce rôle de fin de cycle. La fuite de son frère-amant, vécue comme un abandon, et l’alliance avec le nouveau roi des îles de Fer, vécue comme un fatalisme, sonnent le glas d’une famille dont la puissance se puisait dans le minerai aurifère et la dette. Les progressistes, quant à eux, prennent conscience d’un changement (d’une révolution ?), dont ils ne saisissent pas encore toute la portée. Comme de coutume, c’est par décalage temporel que se réveillent et se conceptualisent les décisions du passé. Les conservateurs nous semblent souffrir de procrastination, fixant les calendes grecques comme refuge expiatoire, alors que les progressistes-révolutionnaires, inaudibles, doivent s’exiler afin de réaliser leur rêve.
Le réseau témoin
Mais je m’égare… Car avant les Hommes, il y a les muets dont la présence et le réseau nordien, Internet médiéval, nous révèlent à chacune de leur intervention leur centralité dans cette Histoire dont ils sont dépositaires. Témoins sans âge de la préhistoire à nos jours, ils portent sur eux les stigmates des habitants de Westeros et de leur île sainte, souvenirs apparents de leur tribulation, comme si au passage seuls les malheurs méritaient témoignage. Cette triste mine serait-elle l’expression d’une dystopie, d’un avertissement de tribulations à venir ou d’un médiocre résultat comptable, fruit asséché d’un paradis perdu ? Dans tous les cas, à l’arrivée de Bran, le maître qui l’attendait entrelacé dans ses racines royales, centre névralgique du savoir, nous révèle la profondeur de ce surnaturel : car cet arbre géant git au sommet d’une colline enneigée illuminant son entourage. Bran est venu pour apprendre et cet arbre nous paraît soudainement comme celui de la connaissance. Non celle d’être nu, Bran en est bien conscient, mais celle d’autrefois, du présent, en tout lieu. Le réseau arboricole formé de trois nœuds dans un axe nord-sud nous indique la boussole, celle de la droiture, de la justice et de l’équilibre sur Westeros. Un axe qui passe le Mur horizontal, transcendant ainsi les valeurs binaires du froid et du chaud. Non que la tiédeur serait le bien-être soluble dans un mélange climatique tempéré, car l’axe nord-sud passe bien au-dessus et non au travers de cette résistance glacée qui finit paradoxalement par fondre à la venue des marcheurs blancs. La croix vue du ciel se transforme en effet en figure géométrique tridimensionnelle quand elle est comprise depuis le sol, comme un réseau routier dont l’un des axes passerait au-dessus de l’autre. Le relativisme est également de mise quant à la pensée de l’au-delà : l’esprit des sudistes est concentré en direction du nord, fruit de la peur de l’autre, alors que le flux spirituel suit le chemin inverse ! C’est la compréhension et encore plus son acceptation qui rend le tragique plus saisissant. Le nord symbolise la peur alors que le chemin vers le Midi balise la prise de conscience d’une société qui, en perte de repères, cherche un nouveau sens à son existence.
Miroir de nos pêchés
Un personnage énigmatique, qui n’apparait que peu souvent et dont la patience est plus qu’une vertu, est ce roi des Marcheurs blancs. Sans trône, accompagné de ses soldats inépuisables et sans conscience, il marche inéluctablement vers le sud sur le chemin du flux spirituel, altérant la traçabilité du flux arboricole, car du nord viennent visibles les Marcheurs blancs et invisible le projet d’une nouvelle société.
Cet ancien homme, devenu roi dans la souffrance et malgré lui, prend sa revanche, du moins il est perçu comme tel. Il n’a de cesse d’accroître son armée – dont une des faiblesses est l’absence d’initiative – de la moderniser avec l’acquisition d’un dragon lui donnant le contrôle du moins partiel de l’espace aérien. Une autre faiblesse de cette armée des morts est sa phobie de l’eau, répondant absent à toute occupation maritime limitant ainsi tout encerclement et siège durable d’une place forte portuaire telle que Port-Réal. Mais le roi des Marcheurs blancs compte évidemment sur un renouvellement de son armée par les tués ennemis qui, inlassablement, sous son pourvoir de conversion, deviennent fantassins loyaux avec cet instinct de tuer tout homme vivant. Si le maître de la Lumière ressuscite les morts qui réintègrent leur conscience et leur histoire, en un mot leur humanité, il va sans dire que le roi des Marcheurs blancs, loin d’atteindre une telle qualité, dépasse de loin son compétiteur igné sur la quantité.
Je m’arrête un instant sur cette conversion, aptitude tant mythique que théâtrale, ayant en mémoire ces deux bras levés comme une victoire et, tel un chef d’orchestre, se faisant lever ces corps inanimés, à la grande satisfaction de leur créateur, rois des Marcheurs blancs et à la grande désillusion des rescapés de cette bataille, sorte de Dunkerque mythifié. Si cette aptitude devait se déployer avec plus de force et à plus grande distance, la stratégie du roi des Marcheurs blancs pourrait se concentrer sur une famine généralisée dont nous voyons les prémices hivernales, augmentant exponentiellement le nombre de fantassins en diminuant la résistance à sa plus simple expression d’un cri de détresse et d’abandon. Imaginez, derrière les remparts de Port-Réal, les morts de faim se lever sous le souffle de leur nouveau roi, libérés de toutes contraintes matérielles, attaquant et dévorant tout sur leur passage. Ce n’est plus une cinquième colonne, mais son exponentielle !
Terminons le portrait de ce lanceur de javelot hors pair par un trait emprunté aux principaux personnages de cette fiction. Tout comme Bran, il possède une certaine omniscience et peut, tel un virus, pénétrer le réseau opportunément. Tout comme Jon, il unit les êtres de son royaume afin d’atteindre son but. Tout comme Samuel, il est instruit et, faute de guérir, il fait se relever les inanimés. À l’opposé de Thyrion, le dialogue (parle-t-il ?) n’est pas un atout, du moins ne constitue pas son mode opératoire des plus affutés. À l’opposé de Varis, il ne réceptionne pas de chuchotements épars et s’il incarne le Mestre de Westeros, c’est également en opposition à Varis. Et Daenerys ? Bien qu’il ne les enfante pas, il est lui aussi un chevaucheur de dragons. Roi des dragons, certes morts, mais roi tout de même. Cumulant les couronnes, ce roi des rois concentre la force à l’état brute tout comme notre reine. Par contraste, ses guerriers sont ses esclaves, mais que sommes-nous une fois morts ?
Ce roi est un concentré de science et de pouvoir, révélation de la faiblesse des Hommes et de leurs dieux en les renvoyant promptement dos à dos à leur responsabilité. Il interroge ceux qui sont prêts aux réponses, il est le miroir de nos passions et de nos décorums. Respect pour un homme, résultat d’une manipulation revancharde, attendant son heure depuis des millénaires ! À l’opposé de tous ces personnages et de nous tous, l’argent et le plaisir n’ont aucune emprise sur lui, ce qui au passage est de mauvais augure pour la Banque de fer…
La guerre des deux rois
Si ces élucubrations philosophiques sur un axe sociospirituel et stratégique sont de très loin l’occupation de ces morts-vivants, là n’est pas le souci de notre roi qui se suffit à lui seul pour saisir le sens de cette histoire. Car si on peut lui attribuer une soif de vengeance, alors c’est lui reconnaitre un sentiment humain, rendant le personnage plus énigmatique encore. Et si la nudité lui est acquise, habillé qu’il est en chef de guerre, sa connaissance est de loin supérieure à celle de ses congénères à sang chaud. Nous y voilà donc. Notre roi des glaces, homme pénétré de Verredragon, par sa connaissance, son histoire antique, personnifie cette force de réaction, sorte de poussée d’Archimède mentale, qui permet cette genèse de la future société « westerosienne », en poussant ses habitants dans leur retranchement idéologique, et à sortir de leurs buissons fanés. Si l’Arbre Roi en est l’instigateur, le roi des Morts en est bien le détonateur. Par cette friction se déclenche l’ultime guerre de Westeros, celle-ci rend caduques toutes les précédentes. L’Arbre Roi appelle les vivants par l’entremise de messagers alors que le Marcheur blanc dirige ses morts-vivants au sifflement du vent qui souffle vers le sud. Les préparations vont bon train, mais il est vrai que l’Arbre doit composer avec le libre arbitre, racine de ses valeurs, pour syndiquer une force suffisante pour faire face à l’imminence du danger.
La prise de conscience
Deux étapes ont été franchies dans cette prise de conscience naissante qui, au demeurant, n’est dans l’esprit que de quelques-uns. Tout d’abord le rappel au sud que les Sauvageons ne sont pas différents, mais bien de même origine, avec quelques variations génétiques et culturelles saillantes… une réunification qui coûta au passage une résurrection attendue de notre Targaryen-qui-s’ignore. Si les sauvageons sont de même nature et de même origine, il en va de même pour tous les habitants de Westeros, dont les différences perçues jusqu’alors sont très en deçà de celle d’avec les sauvageons. Effet de base cognitif, qui au passage de l’axe nord-sud par-dessus le Mur, réalise cette prise de conscience certes douloureuse, mais nécessaire pour tous ses habitants, formant ainsi l’unité perdue depuis l’Antiquité. À l’examen de l’évidence, il y a cette deuxième étape, psychodrame de notre histoire, qu’est l’inutilité des guerres rendant caduc le jeu des alliances, la noblesse établie et la perception même du trône de la capitale, Port-Réal, comme ciment social de l’île-continent. Si les conservateurs s’agrippent à leur totem, le départ de Jaime symbolise la transition dont la conséquence sera ce nouvel ordre « westerosien » encore inconnu.
La clef d’une révolution
Daenerys Targarien, grande collectionneuse de titres de noblesse, lutte avec vertu contre l’esclavage. Elle ambitionne de clore l’ère des rois cruels et sans scrupules en accédant au trône de Port-Réal, qui, croit-elle, lui revient de plein droit, à l’aide de ses dragons vecteurs de persuasions de grande efficacité. Les conseillers défilent et lui servent de balancier en retirant du bois lorsqu’il est nécessaire. Ils lui rappellent instamment qu’un changement de cycle s’effectue avec tous et surtout par des moyens différents de ceux d’autrefois.
La liaison avec son neveu contre une allégeance et un dragon prélude d’une suite des plus rocambolesque, mais au fond, Daenerys est une gourde dont les chevaliers tombent amoureux. Comment ? Plaît-il ? Une gourde qui fait toutes ces belles choses ? Contradiction allégorique d’une l’intelligence qui n’est en rien garant du bien dans ce bas monde. Mais Daenerys fait aussi preuve de sagesse : elle est à l’écoute, ressent les souffrances de l’autre et apprend à maîtriser son impulsivité, du moins elle s’y essaie. Elle personnifie cette force, cette conquête, mais non son gouvernement et encore moins sa continuité. Elle ne fait pas partie de cette communauté, car elle reste imprévisible, sorte de force à l’état brut, libérée d’un long sommeil. Déesse de la Guerre, elle est l’épée enflammée qui perce l’abcès. Mais ce n’est pas avec une épée que l’on construit une maison.
Le deuxième Trône de fer
Nous arrivons enfin à notre troisième acolyte dont nous gardons très peu de témoignages : la Banque de fer. Elle partage le même substantif que le Trône « westerossien ». Sa neutralité par les chiffres lui donne un aspect ésotérique. Ce sont eux qui parlent, qui mènent la dance commerciale et expriment par un naturel déconcertant l’ultimo de leur travail, le gain ou la perte. Prétendument absents de toute interprétation, amoraux, ils sont immunisés de toute souillure humaine, ils impressionnent par leur absence d’image, une transcendance quasi divine inspirant crainte et confiance.
La Banque de fer, comme maison, a tout d’abord comme fonction d’atténuer, voire de faire oublier l’existence de directeurs qui sont les tenants du pouvoir. Le Nous de Tycho Nestoris le rappelle à bon escient : c’est un comité qui régente cette Banque, mais cette première personne du pluriel assone également avec la personne du roi, titre et noblesse que n’auront jamais les directeurs du comité, blessure éternelle de roturiers qui se réfugient dans l’univers des nombres.
On pourrait, par cette obédience numéraire et amorale, en déduire un état apolitique de la Banque et de sa direction. Mais comme on dit : ne pas faire de politique, c’est faire de la politique et les choix de la Banque de fer, donc de son comité directeur, sont bien d’investir dans les entreprises commerciales ou politiques pour y récolter de juteux dividendes. La politique de ces directeurs est de maximiser leurs gains et s’il est vrai que le commerce est le premier de ces moyens, investir dans une entreprise militaire peut être fort judicieux, car l’armée susceptible de gagner la bataille, pourra récupérer le butin du vaincu et rembourser sa dette avec intérêts. En d’autres termes, la politique de la Banque de fer est bien de diviser pour régner afin de maximiser la circulation monétaire et la dette, dont le flux incessant garantit ainsi une servitude sonnante et trébuchante sous forme d’intérêts.
Une rencontre éludée ?
Si la narration nous présente l’histoire de cette île comme le combat entre seigneurs pour le trône d’un royaume aux Sept Couronnes, elle détourne notre regard des vrais instigateurs formant une double dualité.
Tout d’abord les deux rois de Westeros, Arbre et Marcheurs blanc, arboricole et pédestre, immobile qui circule par énergie pure et randonneur qui, au contraire, balise sans cesse des chemins visibles, convergeant comme des nervures sur une feuille, vers une artère en direction du sud. Nous avons deux spiritualités qui s’opposent de manière saisissante.
Puis, deux maisons partageant le même numéro atomique comme substantif de force et de puissance, le Trône et la Banque de fer. À eux deux, ils totalisent toutes les semaines d’une année solaire. Si le temporel et le spirituel ont leur conflictualité, leur nature opposée leur permet une cohabitation pacifique. Mais nous assistons là à deux temporalités dont la conflictualité devient inévitable, car le commerce ne saurait suffire à l’appétit du gain ; la politique étant inhérente au financement d’incessantes campagnes et à son maintien au pouvoir.
D’un côté nous avons un roi des Marcheurs blancs qui nous tend le miroir de nos péchés, contre qui l’Arbre Roi lutte pour notre survie et de l’autre, la Banque de fer qui les alimente sans opposition. Cette absence de contre-pouvoir crée ce déséquilibre des forces. Pourtant Daenerys Targarien, force à l’état brut, animée par ses enfants dragons et son armée d’eunuques volontaires, a les moyens de vaincre la Banque des banques, de rétablir un équilibre spirituel et temporel viable, mais ni la sagesse ni les conseillers ne suffisent à imaginer, planifier et concrétiser une telle entreprise. À vouloir sauver les esclaves de la servitude, choses ô combien compréhensible et légitime, elle dilue ses forces en de multiples endroits tout en épargnant un système avec lequel les puissances installées vivent en totale interdépendance. Toucher la Banque des banques c’est saisir l’initiative et, à son tour, diviser pour régner. Il va de soi que cette possibilité ne fut prise en compte par nos héros, sans penser aux scénaristes… qui, pour produire la série, eurent certainement recours à un financement bancaire.
Un final contemporain
Cette série est le reflet de nos égarements. Huit saisons, avec un commencement plein de vitalité, de surprises et une touche de politiquement incorrect apportant un peu d’air frais à cette ambiance lourde et pesante qui, depuis, n’eut de cesse d’empirer. Le milieu de la narration marque un net ralentissement, les scénaristes ayant manifestement remplacé les chevaux par des mules. Les traces des chariots se font plus profondes et plus lourdes, où l’on s’enfonce dans des menus détails qui excitent notre sadisme et notre narcissisme : le téléspectateur peut désormais s’endormir au milieu du film. La deuxième et dernière partie s’engouffre dans un égarement narratif navrant, forçant l’empressement à finir cette histoire en coupant queue et tête de cette créature si prometteuse. C’est finalement la forme qui l’emporte sur le fond et finit « mollassement » comme un non-event : devenue outil de communication insipide, la série Game of Thrones se termine dans les méandres d’une série Z, les téléspectateurs s’empressant de passer à autre chose. La Banque de fer, quant à elle, continue à faire d’excellentes affaires.
Auteur: Jean-Marc Pauli